Mourir d'amour
Quand ce beau grand
gars-là t'a fait de l’œil, le premier soir, t'arrivais presque
pas à y croire. Après tout, tu ne te vois que comme une fille ben
ordinaire, avec un sens de l'humour un peu piquant pis un cœur gros
comme l'univers, sauf que tu n'as rien des filles de magazines. Tu ne
fais certainement pas six pieds et t'as des courbes juste assez
prononcées pour te donner l'air vivante.
Il y a bien fallut que tu
y croies, pourtant à son amour, il te le montre tous les jours. Pas
tellement parce qu'il te dit qu'il t'aime, mais il se fâche si fort
quand un autre gars te regarde, ou encore pire, te parle. Tu te dis
que ce sont des preuves solides du sentiment. D'abord, on mesure ça
comment l'amour? Juste des mots, ce n'est certainement pas suffisant.
Ce n'est pas tangible; ça ne fait pas de toi une incomparable. Comme
n'importe qui, tu as envie d'être l'Unique, et de le ressentir. Peu
t'importe qu'il soit parfois un peu soupe-au-lait ou passablement
contrôlant, il te semble qu'au moins il te prouve ton importance.
Ce n'est pas comme ces
mecs que certaines de tes connaissances fréquentent. Tu les trouves
étranges parce qu'ils se foutent bien de savoir que leur amoureuse
sorte sans eux. Ils sont même plutôt contents d'avoir une soirée,
seuls à la maison, avec ou sans enfants, pour passer à travers un
jeu vidéo ou un livre. Ces filles-là, elles ne doivent pas avoir
besoin d'absolu comme toi, parce que franchement tu ne comprends pas
comment on peut parler d'amour dans ce genre de relation-là.
C'est sûr que les cris,
les crises, les colères et même les coups (parfois), c'est un peu
lourd. Mais il t'a promis d'arrêter. Ça, pis l'alcool, pis la
drogue aussi. Parce que depuis que t'as un haricot qui pousse dans
ton bedon, ben, il t'a dit qu'il serait moins inquiet, qu'il saurait
que tu ne le quitteras pas. Il t'as dit qu'il serait responsable et qu'il
se trouverait un travail convenable au lieu de faire des runs ou des
petites jobs qui ne tiennent pas longtemps. Et tu le crois, parce que
ton amour a déjà eu une énorme influence, alors l'amour de deux
personnes, c'est marqué dans le ciel que ça va l'attendrir juste
assez pour le calmer.
Après la naissance, tu
verras, tout reste pareil. Ou pire. Un bébé, ça ne répare pas les
couples. Ça pleure, ça raccourcit les nuits, ça a un million
d’exigences qu'on ne comprend pas vraiment parce que ça ne parle
pas immédiatement. Ça finit par épuiser même les meilleurs
parents. Ça ne veut surtout pas dire de ne pas en avoir, simplement, pour sauver un couple, ce n'est pas la solution.
Le problème, c'est qu'un
jour, tu ne te réveilleras pas. Parce que la colère de la veille
aura été juste un peu plus violente que d'habitude, que l'amour
aura assené des coups que tu n'auras pas pu supporter, physiquement.
Et ton amour
s'écrapoutira sur les rives de la vie de ceux à qui tu espérais la
donner.
Et tu réaliseras, juste
avant la fin, que mourir d'amour, ce n'est pas si romantique que ça,
finalement.
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