L'autre visage de la grève
Depuis le début de
l'automne, il me semble que je croise souvent les deux mêmes
fillettes sagement assises sur leur banc, qui ne disent jamais rien,
sinon en chuchotant. Elles ont attiré mon attention parce que leur
comportement à ce point silencieux détonne passablement sur les
autres personnes de leurs âges que je croise dans les transports en
commun.
Je les vois souvent
dessiner ou lire. Lever la tête à tous les arrêts, regardant
avidement les passagers comme si elles attendaient une personne en
particulier. Qui ne se présente jamais, en tout cas, pas lorsque je
suis dans le même autobus qu'elles.
Ce qui me tarabustait le
plus, c'est qu'elles ne sont pas toujours dans un autobus qui fait le
même trajet. Certes, ceux-ci font tous le chemin entre le Carrefour
Laval et le métro Montmorency, mais comme elles sont toujours-là
avant moi et ne descendent jamais après-moi, j'ai de quoi me
demander pourquoi deux fillettes qui doivent avoir entre 7 et 10 ans
semblent avoir entrepris de faire le tour de la ville de Laval.
En montant dans
l'autobus, un matin, un autobus qui quittait son terminus, je me suis
fait la réflexion que j'étais conduite bien souvent par un
chauffeur en particulier. Sur plusieurs trajets différents. Avec mon
horaire du temps des fêtes, je n'ai plus autant de stabilité qu'à
la normale et je me retrouve à prendre toutes sortes de directions,
qui ne sont pas celles auxquelles j'ai l'habitude. On dirait que ces
horaires fluctuant font en sorte que je tombe beaucoup plus
régulièrement qu'à l'accoutumée, sur cet homme.
J'étais la toute
première passagère et c'est ce qui m'a permis de découvrir la
vérité sur les fillettes que j'ai mentionné plus haut. Elles
étaient déjà installées sur leur banc (toujours le même).
C'était une journée de grève dans les écoles publiques. Les
pièces du casse-tête se sont déposées toutes seules. Mon
chauffeur est forcément leur père.
J'ai eu un mini moment de
retour en arrière, à l'époque ou pour une raison ou pour une
autre, j'accompagnais mon père au travail et que je me sentais bien
grande d'aller vivre la journée dans une tour à bureaux du
centre-ville. Très peu souvent, en somme, et passé le premier
moment d'euphorie, les journées étaient longues et plates parce que
je n'avais pas grand chose à faire. Pourtant, mes degrés de liberté
étaient nettement plus grands que ceux des petites passagères que
j'avais remarqué.
Deux petites filles bien
sages qui ne peuvent parler à personne parce que tous les clients
sont pour elles des étrangers. Qui ne peuvent chahuter parce
qu'elles dérangeraient non seulement le chauffeur, mais leur papa.
Avec les grèves qui se multiplient, elles doivent savoir par cœur
tous les détours des trajets effectués quotidiennement par les
autobus qui les ont menées un peu partout. Je parierais qu'elles en
sont quittes pour une très bonne note en géographie locale, en
espérant qu'elles seront interrogées à ce sujet.
Surtout, je me suis dit
qu'elles n'espéraient certainement pas quelqu'un en particulier,
mais simplement un visage connu, histoire de pouvoir parler, un peu,
à quelqu'un lors de ces trop longues journées.
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