dimanche, février 07, 2016

Appeler Laurence

Samedi soir, un peu après 17 heures. Les magasins viennent de fermer et l'autobus est bondé. On se serait cru un matin de semaine sur la ligne orange. J'étais assise avec un collègue et derrière nous, il y avait deux adolescents que je n'avais pas remarqué au départ mais qui se chahutaient amicalement. Rien de bien grave ni même de dérangeant. Simplement le bruit normal de deux gars d'environ quatorze ans qui ont passé une partie de la journée au centre d'achats.

De notre côté, les discussions ne s'enchaînaient pas. Pas tellement parce que nous n'avions rien à dire, c'était plus le résultat d'une journée chargée qui nous amenait dans des silences perdus entre deux sujets. Ce qui fait que nous avons rapidement constaté le changement de ton dans nos dos. D'abord, il n'y avait plus qu'une seule voix, visiblement au téléphone.

La densité de la foule, la disposition des protagonistes de cette histoire, ajoutées au fait que notre propre conversation était intermittente il m'avait semblé être entrée dans un cocon d'intimité qui ne m'appartenait en rien. Je me sentais voyeuse, contre mon gré. Bon voyeuse auditive vous me direz, sauf que ça ne diminuait en rien mon impression d'être témoin de quelque chose qui était éminemment privé et que je n'aurais jamais songé à sortir de ma chambre à coucher, à cet âge-là.

La voix était douce et posée, malgré le fait que plus la conversation allait, plus la pointe d'exaspération pointait : « Tu m'appelles pour régler quoi? [silence] Attends-là! Je ne ne t'ai pas manipulée! C'est un bien gros mot ça! [silence]. Ben non voyons, ce n'était pas une excuse pour voir Igor. Igor je le vois tous les jours, ne n'ai pas besoin de me trouver d'excuse pour le voir... [très long silence] Laurence, Laurence, tu me dis que tu m'appelles pour régler ça, mais moi j'pense que tu m'appelles pour me dire comment tu as réglé cela dans ta tête et que j'aurais beau te dire n'importe quoi je vais avoir tord [silence tendu]. C'est ça raccroche, on se voit à l'école lundi... »

Tout un autobus témoin de ses déboires (amoureux ou non, je ne peux pas le savoir). Je me suis trouvée chanceuse d'avoir grandi à une autre époque. Une époque durant laquelle il me fallait être chez-moi, la plupart du temps toute seule dans ma chambre pour avoir ce genre de discussion épiques qui font mal et qui mous laissent en déséquilibre. Un temps où je pouvais cloisonner mon intimité, mes chicanes d'amies en étant à peu près certaine que si je fuguais quelques heures la situation stressante, elle ne me rattraperait pas avant que j'ai rejoins le havre de mon environnement le plus naturel.

On appelle ça des téléphones intelligents, la technologie, le progrès. Je pense moi qu'il s'agit en réalité de bien lourds tributs à payer dans notre insatiable quête de liberté.

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