Appeler Laurence
Samedi soir, un peu après
17 heures. Les magasins viennent de fermer et l'autobus est bondé.
On se serait cru un matin de semaine sur la ligne orange. J'étais
assise avec un collègue et derrière nous, il y avait deux
adolescents que je n'avais pas remarqué au départ mais qui se
chahutaient amicalement. Rien de bien grave ni même de dérangeant.
Simplement le bruit normal de deux gars d'environ quatorze ans qui
ont passé une partie de la journée au centre d'achats.
De notre côté, les
discussions ne s'enchaînaient pas. Pas tellement parce que nous
n'avions rien à dire, c'était plus le résultat d'une journée
chargée qui nous amenait dans des silences perdus entre deux sujets.
Ce qui fait que nous avons rapidement constaté le changement de ton
dans nos dos. D'abord, il n'y avait plus qu'une seule voix,
visiblement au téléphone.
La densité de la foule,
la disposition des protagonistes de cette histoire, ajoutées au fait
que notre propre conversation était intermittente il m'avait semblé
être entrée dans un cocon d'intimité qui ne m'appartenait en rien.
Je me sentais voyeuse, contre mon gré. Bon voyeuse auditive vous me
direz, sauf que ça ne diminuait en rien mon impression d'être
témoin de quelque chose qui était éminemment privé et que je
n'aurais jamais songé à sortir de ma chambre à coucher, à cet
âge-là.
La voix était douce et
posée, malgré le fait que plus la conversation allait, plus la
pointe d'exaspération pointait : « Tu m'appelles pour
régler quoi? [silence] Attends-là! Je ne ne t'ai pas manipulée!
C'est un bien gros mot ça! [silence]. Ben non voyons, ce n'était
pas une excuse pour voir Igor. Igor je le vois tous les jours, ne
n'ai pas besoin de me trouver d'excuse pour le voir... [très long
silence] Laurence, Laurence, tu me dis que tu m'appelles pour régler
ça, mais moi j'pense que tu m'appelles pour me dire comment tu as
réglé cela dans ta tête et que j'aurais beau te dire n'importe
quoi je vais avoir tord [silence tendu]. C'est ça raccroche, on se
voit à l'école lundi... »
Tout un autobus témoin
de ses déboires (amoureux ou non, je ne peux pas le savoir). Je me
suis trouvée chanceuse d'avoir grandi à une autre époque. Une
époque durant laquelle il me fallait être chez-moi, la plupart du
temps toute seule dans ma chambre pour avoir ce genre de discussion
épiques qui font mal et qui mous laissent en déséquilibre. Un
temps où je pouvais cloisonner mon intimité, mes chicanes d'amies
en étant à peu près certaine que si je fuguais quelques heures la
situation stressante, elle ne me rattraperait pas avant que j'ai
rejoins le havre de mon environnement le plus naturel.
On appelle ça des
téléphones intelligents, la technologie, le progrès. Je pense moi
qu'il s'agit en réalité de bien lourds tributs à payer dans notre
insatiable quête de liberté.
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