L'analyste
C'était par une belle
journée de l'automne 1992. Je ramassais mes affaires à la fin d'un
cours de français quand une fille dont je n'avais jamais retenu le
nom lors des prises de présences vint se planter à côté de la
place que je tentais, tant bien que mal de libérer. Elle m'avait
lancé : « Je dois manquer les deux prochaines semaines
d'école, nous avons deux cours ensemble, sur les quatre auxquels je
suis inscrite. Est-ce que tu accepterais de me prêter tes notes de
cours ? Et je te le dis tout de suite, ça va arriver souvent au
cours de l'automne. » J'avais accepté illico, sans poser
aucune question. Elle en était restée sidérée.
Deux semaines plus tard,
nous nous étions donné rendez-vous dans un des nombreux locaux
étudiants avant le début des cours et elle avait diligemment
photocopié mes notes de cours. Je me rappelle avoir beaucoup ri avec
elle en lui traduisant certaines de mes abréviations toutes
personnelles qui n'avaient de sens que pour moi. Juste avant de nous
rendre en classe, elle m'avait dit que j'étais la seule personne à
qui elle avait demandé ce service qui lui avait spontanément dit
oui, sans lui en demander la raison.
J'étais perplexe. Je ne
voyais pas pourquoi refuser ce service, ça ne m'enlevait rien et les
raisons de son absence lui appartenaient. Je n'aime pas quand les
gens me poussent dans mes retranchements pour avoir mes confidences,
alors j'accepte celles que l'on me fait, mais me fait un devoir de ne
pas gratter pour les obtenir. Et cette fille était si mince qu'il
était possible qu'elle fut malade ce qui aurait pu expliquer ses
absences.
Ce n'était pas du tout
le cas. Au bout de quelques mois, nos collaborations ayant duré un
an et demi, elle m'avait expliqué qu'elle faisait partie de l'équipe
canadienne de plongeon et qu'elle quittait régulièrement pour des
compétitions à l'international. Elle m'avait invitée à aller la
voir s'entraîner un jour. Et j'avais été impressionnée. Par sa
prestation, bien sûr, mais aussi par les prouesses que j'avais vues
au centre Claude-Robillard. Je ne m'étais jamais intéressée à ce
sport avant ce jour, mais depuis je regarde toutes les compétitions
auxquelles je peux avoir accès.
J'ai quitté le cégep
sans prendre son numéro de téléphone. Ce n'était pas mon amie,
simplement une fille à qui j'avais rendu un tout petit service. J'ai
cependant continué à la suivre de loin, l'oubliant régulièrement,
entre deux prestations.
Elle a gagné une
médaille de bronze en 1996, vivant par la suite une tempête
médiatique à laquelle elle n'était certainement pas préparée
parce qu'elle n'était pas la plongeuse la plus en vue au Canada
avant sa médaille. Dans les mois qui ont suivis sont exploit, elle a
été jugée et vilipendée. J'étais triste pour elle parce que je
me rappelais d'une fille allumée et intelligente et que j'aurais été
fort surprise que ces qualités se soient évaporées en quelques
années.
Désormais je l'entends
aux quatre ans, analyser les prestations des plongeurs actuels. Avec
beaucoup de simplicité et aussi un don certain pour faire comprendre
aux citoyens lambda les figures qui sont faites par les athlètes. À
tout coups, je revois la mince jeune fille qui s'était planté
devant moi pour me demander mes notes de cours, avec ses yeux bleus
immenses et brillants, sa formidable détermination et son sourire
désarmant.
Je me plais, parfois, à
penser, que j'ai peut-être un peu aidée, à atteindre les sommets
qu'elle visait et qu'elle avait atteint, selon moi.
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