dimanche, août 21, 2016

L'analyste

C'était par une belle journée de l'automne 1992. Je ramassais mes affaires à la fin d'un cours de français quand une fille dont je n'avais jamais retenu le nom lors des prises de présences vint se planter à côté de la place que je tentais, tant bien que mal de libérer. Elle m'avait lancé : « Je dois manquer les deux prochaines semaines d'école, nous avons deux cours ensemble, sur les quatre auxquels je suis inscrite. Est-ce que tu accepterais de me prêter tes notes de cours ? Et je te le dis tout de suite, ça va arriver souvent au cours de l'automne. » J'avais accepté illico, sans poser aucune question. Elle en était restée sidérée.

Deux semaines plus tard, nous nous étions donné rendez-vous dans un des nombreux locaux étudiants avant le début des cours et elle avait diligemment photocopié mes notes de cours. Je me rappelle avoir beaucoup ri avec elle en lui traduisant certaines de mes abréviations toutes personnelles qui n'avaient de sens que pour moi. Juste avant de nous rendre en classe, elle m'avait dit que j'étais la seule personne à qui elle avait demandé ce service qui lui avait spontanément dit oui, sans lui en demander la raison.

J'étais perplexe. Je ne voyais pas pourquoi refuser ce service, ça ne m'enlevait rien et les raisons de son absence lui appartenaient. Je n'aime pas quand les gens me poussent dans mes retranchements pour avoir mes confidences, alors j'accepte celles que l'on me fait, mais me fait un devoir de ne pas gratter pour les obtenir. Et cette fille était si mince qu'il était possible qu'elle fut malade ce qui aurait pu expliquer ses absences.

Ce n'était pas du tout le cas. Au bout de quelques mois, nos collaborations ayant duré un an et demi, elle m'avait expliqué qu'elle faisait partie de l'équipe canadienne de plongeon et qu'elle quittait régulièrement pour des compétitions à l'international. Elle m'avait invitée à aller la voir s'entraîner un jour. Et j'avais été impressionnée. Par sa prestation, bien sûr, mais aussi par les prouesses que j'avais vues au centre Claude-Robillard. Je ne m'étais jamais intéressée à ce sport avant ce jour, mais depuis je regarde toutes les compétitions auxquelles je peux avoir accès.

J'ai quitté le cégep sans prendre son numéro de téléphone. Ce n'était pas mon amie, simplement une fille à qui j'avais rendu un tout petit service. J'ai cependant continué à la suivre de loin, l'oubliant régulièrement, entre deux prestations.

Elle a gagné une médaille de bronze en 1996, vivant par la suite une tempête médiatique à laquelle elle n'était certainement pas préparée parce qu'elle n'était pas la plongeuse la plus en vue au Canada avant sa médaille. Dans les mois qui ont suivis sont exploit, elle a été jugée et vilipendée. J'étais triste pour elle parce que je me rappelais d'une fille allumée et intelligente et que j'aurais été fort surprise que ces qualités se soient évaporées en quelques années.

Désormais je l'entends aux quatre ans, analyser les prestations des plongeurs actuels. Avec beaucoup de simplicité et aussi un don certain pour faire comprendre aux citoyens lambda les figures qui sont faites par les athlètes. À tout coups, je revois la mince jeune fille qui s'était planté devant moi pour me demander mes notes de cours, avec ses yeux bleus immenses et brillants, sa formidable détermination et son sourire désarmant.

Je me plais, parfois, à penser, que j'ai peut-être un peu aidée, à atteindre les sommets qu'elle visait et qu'elle avait atteint, selon moi.

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