Une accusation lancinante
C'était un soir de
canicule. L'un de ceux où l'impatience de tout le monde était à
vif parce que ça faisait déjà plusieurs jours que la moiteur nous
enveloppait comme un paletot de plumes à un moment où nul n'en a
besoin. La rame de métro n'était pas particulièrement remplie et
pourtant chaque nouvelle entrée étrivait la patience générale
parce que qu'elle fournissait une source de chaleur supplémentaire.
L'irritabilité était
palpable autour de moi. J'entendais beaucoup de soupirs exaspérés à
chaque fois que le train prenait un peu plus de temps qu'à
l'ordinaire à quitter une gare. Comme si chacun des personnages en
présence avait un rendez-vous urgent à honorer dans les délais les
plus brefs. Même les groupes de gens ne semblaient pas en mesure de
se faire la conversation tellement tous étaient épuisés par l'air
ambiant.
À Mont-Royal, un homme
s'est engouffré dans le wagon. Un homme que j'ai vu souvent ;
que j'ai entendu souvent. Il s'est planté au beau milieu de l'engin
et s'est mis à haranguer les passagers : « Bonsoir, j'ai
un message important à faire. » Pas de réponse. Les yeux de
chacun se sont résolument baissés sur leurs appareils électroniques
ou perdus dans l'observation du décor fascinant que les fenêtres
laissent voir dans les tunnels.
Il avait une voix de
stentor au phrasé bien posé. À chaque fois que ma route avait
croisé la sienne, j'avais été frappée de cet état de fait. Pour
un peu d'abstraction on aurait pu croire un animateur de radio.
Malgré l'indifférence généralisée, il avait continué :
« Mon nom est Éric, et je vis dans la rue. Je n'ai pas pu me
trouver une place aujourd'hui pour dormir et prendre ma douche, mais
j'en ai une réservée à La Maison du Père
demain. Je n'ai rien mangé depuis hier matin. Là, j'aurais besoin
de treize piastres pour pouvoir me laver, prendre une hostie
de bonne douche. Ce n'est pas beaucoup treize piastres, pis à la
gang c'est vraiment peu. Et pour moi, ce serait vraiment beaucoup. »
J'avais
pensé que c'était un très joli discours. Mais personne, moi la
première n'avait mis la main dans sa poche pour l'aider. Le
problème, c'est qu'on ne peut pas décemment donner à l'un sans en
voir un autre se substituer au premier dans la fraction de seconde
qui s'en suit. Et puis, ces interpellations sont un peu épeurantes
quand la il fait noir dehors, malgré les lumières blafardes du
métro. On a honte aussi de ne pas tendre la main. En tout
cas, moi j'avais honte. Je craignais aussi qu'il ne me suive à la
sortie, m'arrive quelquefois. Peut-être que je ne joue pas assez
bien de l'indifférence apparente.
Je m'étais donc ruée
hors du wagon, la toute première. J'avais jeté un regard par dessus
mon épaule pour voir ce qu'Éric faisait. Il était resté accroché
à son poteau, le regard désespéré. Vraiment désespéré et mon
cœur s'était fendu devant autant de détresse.
Mais je n'étais pas
retournée lui faire l'aumône qu'il demandait.
Depuis, sa voix résonne
dans ma tête à toutes les fois où je mets les pieds dans un wagon
de métro quand la nuit est tombée.
Comme une accusation
lancinante de mon manque de générosité.
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