samedi, août 27, 2016

Une accusation lancinante

C'était un soir de canicule. L'un de ceux où l'impatience de tout le monde était à vif parce que ça faisait déjà plusieurs jours que la moiteur nous enveloppait comme un paletot de plumes à un moment où nul n'en a besoin. La rame de métro n'était pas particulièrement remplie et pourtant chaque nouvelle entrée étrivait la patience générale parce que qu'elle fournissait une source de chaleur supplémentaire.

L'irritabilité était palpable autour de moi. J'entendais beaucoup de soupirs exaspérés à chaque fois que le train prenait un peu plus de temps qu'à l'ordinaire à quitter une gare. Comme si chacun des personnages en présence avait un rendez-vous urgent à honorer dans les délais les plus brefs. Même les groupes de gens ne semblaient pas en mesure de se faire la conversation tellement tous étaient épuisés par l'air ambiant.

À Mont-Royal, un homme s'est engouffré dans le wagon. Un homme que j'ai vu souvent ; que j'ai entendu souvent. Il s'est planté au beau milieu de l'engin et s'est mis à haranguer les passagers : « Bonsoir, j'ai un message important à faire. » Pas de réponse. Les yeux de chacun se sont résolument baissés sur leurs appareils électroniques ou perdus dans l'observation du décor fascinant que les fenêtres laissent voir dans les tunnels.

Il avait une voix de stentor au phrasé bien posé. À chaque fois que ma route avait croisé la sienne, j'avais été frappée de cet état de fait. Pour un peu d'abstraction on aurait pu croire un animateur de radio. Malgré l'indifférence généralisée, il avait continué : « Mon nom est Éric, et je vis dans la rue. Je n'ai pas pu me trouver une place aujourd'hui pour dormir et prendre ma douche, mais j'en ai une réservée à La Maison du Père demain. Je n'ai rien mangé depuis hier matin. Là, j'aurais besoin de treize piastres pour pouvoir me laver, prendre une hostie de bonne douche. Ce n'est pas beaucoup treize piastres, pis à la gang c'est vraiment peu. Et pour moi, ce serait vraiment beaucoup. »

J'avais pensé que c'était un très joli discours. Mais personne, moi la première n'avait mis la main dans sa poche pour l'aider. Le problème, c'est qu'on ne peut pas décemment donner à l'un sans en voir un autre se substituer au premier dans la fraction de seconde qui s'en suit. Et puis, ces interpellations sont un peu épeurantes quand la il fait noir dehors, malgré les lumières blafardes du métro. On a honte aussi de ne pas tendre la main. En tout cas, moi j'avais honte. Je craignais aussi qu'il ne me suive à la sortie, m'arrive quelquefois. Peut-être que je ne joue pas assez bien de l'indifférence apparente.

Je m'étais donc ruée hors du wagon, la toute première. J'avais jeté un regard par dessus mon épaule pour voir ce qu'Éric faisait. Il était resté accroché à son poteau, le regard désespéré. Vraiment désespéré et mon cœur s'était fendu devant autant de détresse.

Mais je n'étais pas retournée lui faire l'aumône qu'il demandait.

Depuis, sa voix résonne dans ma tête à toutes les fois où je mets les pieds dans un wagon de métro quand la nuit est tombée.

Comme une accusation lancinante de mon manque de générosité.

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