Coups de chimères
Ça avait duré plusieurs
mois. Plusieurs moi à sentir monter une certaine forme d'attirance à
laquelle je ne croyais pas du tout au départ. D'abord, il était
plus jeune que moi, ensuite il était en couple et je n'ai jamais été
particulièrement friande des amours d'autrui. Mais à toutes les
fois où je mettais les pieds dans le commerce où il travaillait,
et bien entendu, je me trouvais toutes sortes de raisons pour y
aller, il venait me saluer, placer des choses dans la rangée où je
me trouvais, l'air de rien.
Je rougissais alors comme
une débutante, tâchant tant bien que mal de le cacher, sans y
arriver tout à fait, je crois. Au départ, nous nous étions
contentés d'échanger des banalités sur tout et sur rien, puis on
s'était aperçus que nos points de vue sur à peu près tout
divergeaient. Alors on se piquait constamment. Un de ses jeux favoris
était de me piquer mon sac pour regarder quels livres s'y
trouvaient et il n'avait de cesse de me tancer parce que je lisais,
la plupart du temps des romances à l'eau de roses, de la littérature
fantastique, policière ou jeunesse.
Je n'ai jamais vraiment
compris pourquoi ça le mettait hors de lui. Sauf que c'était le
cas. Il n'avait pas pu fréquenter l'université, j'ignore encore, à
ce jour, pourquoi. Alors il faisait de la boulimie des auteurs
classiques, de livres de philosophie et autres essais en tout genre.
Il pouvait en parler pendant des heures. Il m'expliquait l'importance
de leurs œuvres, comme si, parce que je ne les lisais pas, ou plus,
j'en étais subitement devenue totalement ignorante. Ce qui bien
entendu était faux. Mais dans l'étrange jeu de séduction qui nous
animait, je sentais bien que mon côté intellectuel qui ne l'est pas
vraiment, lui titillait l'intérêt.
Si je lui disais avoir
aimé un film quelconque, il me démontrait en quelques remarques
incisives que ce dernier répondait à des codes précis et que
j'étais tout à fait le genre de proie à tomber exactement dans les
panneaux qui m'étaient tendus. La plupart du temps, son raisonnement
était bon quoique bourré de sophismes et de mauvaise foi patente.
Ça ne me dérangeait pas. Ce qui m'intéressait, c'était le
fourmillement caractéristique qui me faisait palpiter à toutes les
fois où nous étions mis en présence.
Un soir, il m'avait
invitée chez-lui en fermant sa boutique. Ce serait, je le savais, la
dernière fois que je le verrais. Je m'apprêtais à déménager, je
n'aurais plus de raison de passer par son commerce. Il le savait
aussi. J'avais donc franchi le pas d'un interdit que je me garde
d'ordinaire de frôler.
Il n'y a pas si
longtemps, je suis repassée par ce quartier que j'avais habité.
J'avais fait un petit détour pour voir si la boutique et l'homme
étaient encore-là. Ils y étaient tous les deux. Identiques,
quoiqu'un peu vieillis, à mes souvenirs. J'avais su, à la minute où
il avait levé le regard sur moi que l'attirance était intacte,
exactement au même point où nous l'avions laissée quelques dix ans
plus tôt.
J'étais rentrée
chez-moi en me racontant mille chimères qui n'allaient pas se
réaliser, je le savais. Mais la visite impromptue avait servi son
objectif : m'ouvrir une porte sur la frontière du réel et je
compte bien continuer à m'y engouffrer.
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