Espaces olfactifs
Jeune adulte, j'ai
partagé un appartement avec un paquet de gens différents. J'étais
la signataire du bail et les chambres se vidaient et se remplissaient
au gré des saisons des programmes stages coopératifs. Durant un
été, j'y ai habité avec des gars qui étaient adeptes des jeux de
rôles. Je faisais constamment sursauter l'un d'entre eux, parce
qu'il ne m'entendait jamais arriver nulle part. Il me disait que
j'étais dotée du mouvement silencieux. Moi, je souriais en
entendant ce commentaire que je ne comprenais que de loin.
Mais ce trait de
caractère, je l'ai gardé. Je ne suis pas très bruyante dans la
vie. Ma mère dit que je suis une souris parce que j'arrive à
quitter son domicile sans vraiment la réveiller, elle qui a un
sommeil léger. Pour vrai, je ne tente même pas de ne pas faire de
bruit, je n'en fais pas, c'est tout. Une question d'habitude, je
présume. Parce qu'à force d'habiter en colocation, on se rend
compte que toutes sortes de bruits mélangés mènent un tintamarre
pas toujours agréable. J'écoute toujours la radio, enfin presque,
mais je l'écoute à partir de mon baladeur. Ainsi, pas de chance de
déranger qui que ce soit. Lorsque j'écoute la télévision, il me
semble toujours que le bruit de ma télé est trop fort, mais si je
sors de ma chambre et que je referme la porte derrière moi, je
n'entends jamais un son émaner de l'appareil.
J'ai mille trucs pour
éviter que mes clefs s'entrechoquent au magasin, je ne me sens pas
à mon aise lorsque je me promène et que le cliquetis métallique
m'annonce douze pas avant mon arrivée. J'ai toujours détesté les
souliers à semelles rigides parce que je ne supporte pas d'entendre
les claquements des talons sur les pavés. Pas quand je suis celle
qui les produits en tout cas. Déjà que je ne marche pas très vite,
si j'ai de telles chaussures à mes pieds alors je deviens
franchement lente parce que tente à toute force de ne pas les faire
résonner. Ça devient un combat constant.
Quand je partage des
lieux avec des gens, je me ramasse toujours, et empile mes biens dans
un coin pas trop dérangeant. Je ne sais pas pourquoi je fais cela,
peut-être parce que je n'aime pas me faire envahir par l'espace
d'autrui. C'est une possibilité que j'envisage, après tout, je sais
depuis longtemps que j'ai une bulle très étanche.
Sauf que cette perception
intime que mon espace pourrait déranger celui de quelqu'un d'autre,
tout le monde ne la partage pas. Il y a cet homme, que je croise
souvent, qui semble très fâché avec les désodorisants. Très,
très fâché. Généralement, je sais qu'il est présent parce que
je le sens dans le vide d'un corridor, après qu'il y soit passé.
Quelque fois, je l’aperçois avant d'arriver dans sa zone, alors je
retiens mon souffle et j'essaie d'avoir l'air bien normale quand je
le salue. Si cet homme était un employé, un collègue, un ami même,
je lui aurais dit depuis longtemps que nous avons un problème
important. Mais il n'est rien de tout cela, seulement quelqu'un qui
fréquente le même immeuble que moi.
Des fois, des fois
seulement, je deviens tellement irritée contre l'odeur forte de
transpiration qu'il dégage que j'ai presque l'élan de lui dire
qu'il pue, au lieu de « bonjour ». Mais je me retiens
toujours à temps, parce que j'ai bien trop peur de le déranger ou
de le blesser, ce qui serait encore pire...
Libellés : Vie en communauté