Les yeux du silence
J'ai souvenir d'un petit
garçon à la chevelure claire et aux grands yeux noirs. Je sais bien
que je l'ai connu dans ses premiers balbutiements dans l'existence
puisqu'il est mon cousin et que nous avons quelques douze ans de
différence d'âge. J'ai sans doute catiné le bébé qu'il a été,
mais je me rappelle surtout qu'il était un enfant timide, très
timide. Il se cachait volontiers dans les jupes de sa mère, les
jambes de son père ou derrière son grand frère. Et je présume que
lorsque ledit grand frère a trois ans de plus que soi, il est
vraiment plus grand qu'on ne l'est.
Il me semble qu'il ne
parlait pas. Pas qu'il ne savait pas parler, mais il observait la
meute impressionnante de cette famille sans entrer en dialogue
directe avec elle. Si ce n'est sa cellule familiale immédiate et un
de mes frères. Je ne sais pas si c'est parce que ce dernier était
bon avec les Legos, si c'est parce qu'il jouait de la guitare ou
encore parce qu'il avait un talent certain pour animer les foules (y
compris les plus jeunes membres de cette famille élargie), ou
peut-être à cause de l'ensemble de cette œuvre. Toujours est-il
que j'ai tôt eu l'impression que mon frère avait été pas mal le
seul à être capable de créer un pont avec ce petit garçon
timide.
Je n'aime pas être en
reste. Je n'avais pas les talents de mon frère, mais j'aime les gens
et j'étais curieuse de faire la connaissance de ce cousin rétif.
Alors, j'allais les regarder jouer et je lui posais des questions. Au
début, il me répondait par monosyllabes, puis, avec le temps, il
développait, un peu. Il me saluait même, si j'étais dans le secteur
quand il arrivait.
Tout a changé le jour ou
il a attrapé l'adolescence de plein fouet. Comme si cet état de
fait le mettait un peu plus dans le même groupe que ceux qui le
précédaient de peu. Et il avait développé un amour de la musique
en général et de la guitare en particulier qui lui permettait, je
suppose, de se sentir un peu plus dans son espace. À la surprise
générale, il s'était mis à jaser de tout et de rien avec un à
propos humoristique et candide. Et si beaucoup d'entre nous ne le
connaissaient pas ou peu, lui nous connaissait Je crois qu'il a
passé les 12 premières années de sa vie à nous observer. Il
n'avait peut-être pas une grande langue, mais certainement de
grandes oreilles (au sens figuré, s'entend).
Il n'a jamais perdu son
habitude d'observation. Ses pérégrinations musicales l'ont amené
partout et ailleurs. Il est rare qu'il fasse étalage de son ses
réussites dans le domaine, sauf pour admettre qu'il gagne sa vie
avec la musique. Par contre, il nous régale désormais de petites
historiettes toutes plus anecdotiques les unes que les autres, sur son
métier. C'est toujours fait avec la même candeur et le même
intérêt pour ceux qui l'entourent. Jamais de mesquineries inutiles,
comme si cela ne faisait absolument pas partie du milieu dans lequel
il fraie.
Des fois, juste pour le
plaisir, je lui pose une question sur une guitare. Je ne comprends
généralement pas grand chose à la réponse, mais je le laisse
s'envoler dans sa passion et je retrouve un peu le petit garçon qui
ne parlait de rien d'autre que de ce qui l'intéressait
passionnément. Généralement, il s'arrête en cours de route,
saisit soudain par mon incompréhension, et il me demande comment je
vais.
Beaucoup gens vivent avec
des œillères, lui a choisi de vivre avec des antennes.
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