Les trous du pavé
J'en avais entendu parler
depuis longtemps. Elle revenait dans les conversations de manière
aléatoire, simplement parce qu'elle était. Une vieille dame,
autonome, décidée, drôle. Du moins, c'était l'idée que je m'en
faisais.
C'était la matriarche
d'une smala d'hommes. Elle avait fabriqué des hommes qui à leur
tour avaient fabriqué d'autres hommes, et ainsi de suite jusqu'à
des arrières petits fils qui portaient tous le gène de la
taquinerie intempestive. Elle le savait et s'en amusait plus que
quiconque. Mais elle savait aussi que c'était avant tout des hommes
de cœur, capables de surmonter toutes sorte de défis avec humilité,
dignité et pugnacité.
Je ne l'ai rencontrée que
deux fois. Lors des anniversaires d'un de ses petits fils, qui est
aussi mon beau-frère. La première fois, c'était une grosse fête,
qui soulignait un chiffre rond. Évidemment qu'elle était l'invitée
la plus âgée, mais elle semblait si heureuse de faire partie de la
fête, si heureuse de pouvoir partager une petite fenêtre dans la
vie de ce jeune homme qu'elle aimait de tout son grand cœur. J'avais
passé quelques minutes à discuter avec elle et son fils, elle
m'avait chanté les louanges de toute sa descendance, m'expliquant à
force d'exemples à quel point elle était chanceuse de les avoir dans
sa vie. Je me rappelle de lui avoir répondu en riant qu'elle y était
certainement pour un peu dans ces personnalités qu'elle trouvait si
charmantes, puisqu'elle en était la matrice originelle. Elle m'avait
regardée surprise, comme si cette idée ne lui avait jamais traversée la tête.
Depuis cette rencontre,
je demandais régulièrement de ses nouvelles à mon beau-frère ou à
son père qu'il m'arrivait de croiser de temps à autres. Je les
savais ravis de me fournir l'information. Depuis quelques mois, les
nouvelles étaient moins bonnes. Il y avait plusieurs indices patents
que l'âge poursuivait son œuvre, l'installation d'une certaine
fragilité accompagnée de cette forme de déséquilibre propre au
grand âge.
Je l'avais revue l'été
dernier. Elle était toujours agile intellectuellement, mais n'aimait
pas se sentir assez diminuée physiquement pour ne plus pouvoir être
l'hôtesse des événement auxquels elle participait. Elle rechignait
à ne plus pouvoir faire les interminables allez-retours entre la
cuisine et la salle à manger, les bras chargé de plats. C'était
une journée en plein air, sauf que je comprenais que pour elle, ne
plus pouvoir servir les autres, était un leitmotiv lancinant, un
manque réel, malgré le fait que son fils lui rappelait gentiment
qu'elle n'avait jamais vraiment aimé recevoir.
Elle m'avait bien amusée
ce jour-là puis qu'elle avait demandé à prendre son
arrière-petit-fils, mais avait déclaré, je dirais dix secondes
après qu'on l'eut déposé dans ses bras, que l'enfant n'aimait pas
cela. Je le lui avais repris, bien contente de pouvoir faire une
nouvelle tournée de câlins à ce petit bonhomme que j'aime de tout
mon cœur.
Il y a quelques jours,
elle s'est éteinte. Laissant ses hommes dans le deuil. Je ne les
connais pas tous, mais je sais qu'elle manquera quotidiennement à
ceux que je connais.
Comme un grand trou crevé
sur le pavé et que l'on ne peu pas contourner.
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