dimanche, février 19, 2017

Les trous du pavé

J'en avais entendu parler depuis longtemps. Elle revenait dans les conversations de manière aléatoire, simplement parce qu'elle était. Une vieille dame, autonome, décidée, drôle. Du moins, c'était l'idée que je m'en faisais.

C'était la matriarche d'une smala d'hommes. Elle avait fabriqué des hommes qui à leur tour avaient fabriqué d'autres hommes, et ainsi de suite jusqu'à des arrières petits fils qui portaient tous le gène de la taquinerie intempestive. Elle le savait et s'en amusait plus que quiconque. Mais elle savait aussi que c'était avant tout des hommes de cœur, capables de surmonter toutes sorte de défis avec humilité, dignité et pugnacité.

Je ne l'ai rencontrée que deux fois. Lors des anniversaires d'un de ses petits fils, qui est aussi mon beau-frère. La première fois, c'était une grosse fête, qui soulignait un chiffre rond. Évidemment qu'elle était l'invitée la plus âgée, mais elle semblait si heureuse de faire partie de la fête, si heureuse de pouvoir partager une petite fenêtre dans la vie de ce jeune homme qu'elle aimait de tout son grand cœur. J'avais passé quelques minutes à discuter avec elle et son fils, elle m'avait chanté les louanges de toute sa descendance, m'expliquant à force d'exemples à quel point elle était chanceuse de les avoir dans sa vie. Je me rappelle de lui avoir répondu en riant qu'elle y était certainement pour un peu dans ces personnalités qu'elle trouvait si charmantes, puisqu'elle en était la matrice originelle. Elle m'avait regardée surprise, comme si cette idée ne lui avait jamais traversée la tête.

Depuis cette rencontre, je demandais régulièrement de ses nouvelles à mon beau-frère ou à son père qu'il m'arrivait de croiser de temps à autres. Je les savais ravis de me fournir l'information. Depuis quelques mois, les nouvelles étaient moins bonnes. Il y avait plusieurs indices patents que l'âge poursuivait son œuvre, l'installation d'une certaine fragilité accompagnée de cette forme de déséquilibre propre au grand âge.

Je l'avais revue l'été dernier. Elle était toujours agile intellectuellement, mais n'aimait pas se sentir assez diminuée physiquement pour ne plus pouvoir être l'hôtesse des événement auxquels elle participait. Elle rechignait à ne plus pouvoir faire les interminables allez-retours entre la cuisine et la salle à manger, les bras chargé de plats. C'était une journée en plein air, sauf que je comprenais que pour elle, ne plus pouvoir servir les autres, était un leitmotiv lancinant, un manque réel, malgré le fait que son fils lui rappelait gentiment qu'elle n'avait jamais vraiment aimé recevoir.

Elle m'avait bien amusée ce jour-là puis qu'elle avait demandé à prendre son arrière-petit-fils, mais avait déclaré, je dirais dix secondes après qu'on l'eut déposé dans ses bras, que l'enfant n'aimait pas cela. Je le lui avais repris, bien contente de pouvoir faire une nouvelle tournée de câlins à ce petit bonhomme que j'aime de tout mon cœur.

Il y a quelques jours, elle s'est éteinte. Laissant ses hommes dans le deuil. Je ne les connais pas tous, mais je sais qu'elle manquera quotidiennement à ceux que je connais.

Comme un grand trou crevé sur le pavé et que l'on ne peu pas contourner.

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