jeudi, mars 09, 2017

Le soliloque

Sur le quai, un homme se tient près d'un renfoncement d'un mur. Il tient un journal à l'envers à la hauteur de son visage. À ses côtés, un chariot à roulettes, de ceux qui sont couverts pour permettre à leurs utilisateurs de laisser leurs emplettes au sec. Je sais qu'il traîne dans le secteur depuis un bout de temps parce que j'ai eu un mini souci de sac éventé, j'ai donc laissé passer un train avant de me récupérer entièrement, et j'ai bien vu qu'il n'a pas bougé de son emplacement.

Son refuge est situé exactement devant l'endroit où j'attends ordinairement le prochain train. Alors j'entends ce qu'il dit derrière son journal: « Madame, moi je peux vous nommer tous les préjugés racistes que vous portez ». Ça m'a saisie. Comme s'il s'adressait directement à moi, de l'autre côté de ses feuilles de papier qui lui tiennent lieu de paravent. Il soliloque des imprécations sur le racisme dont il se croit victime pendant les longues minutes qui s'écoulent avant l'arrivée du prochain train. Il a ce phrasé à la fois musical et caractéristique des gens nés dans un pays du Maghreb, mais installés ici depuis un moment déjà parce qu'il y a quelque chose dans l'ouverture des « a » qui trahit une longue accoutumance de la parlure québécoise.

Il règne une certaine tension sur le quai. Personne ne répond à l'homme, pourtant toutes l'ont entendu, et la plupart des hommes présents sur la scène aussi. C'est d'une évidence crasse qui se mesure à l'aune des coups d'oeil qui s'échangent, l'air de rien. Au bout d'un moment, le discours change et on l'entend plutôt dire: « Ils ont laissé leurs femmes agir comme bon leur semble et voilà ce qui se produit, plus de respect pour la parole des hommes ». Nous sommes trois à relever la tête simultanément. Il ne nous voit pas, puisque son journal est toujours stratégiquement placé à la hauteur de son visage. Le malaise sur le quai, lui, est de plus en plus palpable. Personnellement, je pourrais avoir bien des choses à répondre à ce genre de discours, sauf que je suis convaincue qu'aucune discussion n'est possible : l'homme semble bien arrêté sur ses positions et sa mise en scène toute personnelle, laisse croire qu'il a envie d'accuser, pas d'entrer en dialogue.

Je suis à peine soulagée quand le métro rentre en gare. Même si j'avais vu l'homme, un peu plu tôt rester à son poste, je me dis que dans l'espace confiné d'un wagon, son discours serait encore plus audible et dérangeant. Il reste sur le quai tandis que tous ses auditeurs involontaires entrent dans la voiture. Et comme les portes se referment, on entend un soupir collectif. Je ne sais pas si nous avons peur de sa différence, de sa colère, de son esprit de vengeance, mais visiblement quelque chose nous titille le groupe. Même si nous sommes tous étrangers les uns pour les autres.

Au fond, ce n'est qu'un marginal de plus qui se tient sur le même quai, de la même gare, que tous les autres que je vois, qui m'effraient un peu par leur différence, leurs discours paradoxaux, agressifs ou même haineux. À cet endroit précis de la jungle urbaine, ils revendiquent leur droit de cité. Ils me mettent souvent sans dessus-dessous cependant ils ont autant le droit d'y être que moi.

Que je me le tienne pour dit...

Libellés :