Le soliloque
Sur le quai, un homme se
tient près d'un renfoncement d'un mur. Il tient un journal à
l'envers à la hauteur de son visage. À ses côtés, un chariot à
roulettes, de ceux qui sont couverts pour permettre à leurs
utilisateurs de laisser leurs emplettes au sec. Je sais qu'il traîne
dans le secteur depuis un bout de temps parce que j'ai eu un mini
souci de sac éventé, j'ai donc laissé passer un train avant de me
récupérer entièrement, et j'ai bien vu qu'il n'a pas bougé de son
emplacement.
Son refuge est situé
exactement devant l'endroit où j'attends ordinairement le prochain
train. Alors j'entends ce qu'il dit derrière son journal: « Madame,
moi je peux vous nommer tous les préjugés racistes que vous
portez ». Ça m'a saisie. Comme s'il s'adressait directement à
moi, de l'autre côté de ses feuilles de papier qui lui tiennent
lieu de paravent. Il soliloque des imprécations sur le racisme dont
il se croit victime pendant les longues minutes qui s'écoulent avant
l'arrivée du prochain train. Il a ce phrasé à la fois musical et
caractéristique des gens nés dans un pays du Maghreb, mais
installés ici depuis un moment déjà parce qu'il y a quelque chose
dans l'ouverture des « a » qui trahit une longue
accoutumance de la parlure québécoise.
Il règne une certaine
tension sur le quai. Personne ne répond à l'homme, pourtant toutes
l'ont entendu, et la plupart des hommes présents sur la scène
aussi. C'est d'une évidence crasse qui se mesure à l'aune des coups
d'oeil qui s'échangent, l'air de rien. Au bout d'un moment, le
discours change et on l'entend plutôt dire: « Ils ont laissé
leurs femmes agir comme bon leur semble et voilà ce qui se produit,
plus de respect pour la parole des hommes ». Nous sommes trois
à relever la tête simultanément. Il ne nous voit pas, puisque son
journal est toujours stratégiquement placé à la hauteur de son
visage. Le malaise sur le quai, lui, est de plus en plus palpable.
Personnellement, je pourrais avoir bien des choses à répondre à ce
genre de discours, sauf que je suis convaincue qu'aucune discussion
n'est possible : l'homme semble bien arrêté sur ses positions
et sa mise en scène toute personnelle, laisse croire qu'il a envie
d'accuser, pas d'entrer en dialogue.
Je suis à peine soulagée
quand le métro rentre en gare. Même si j'avais vu l'homme, un peu
plu tôt rester à son poste, je me dis que dans l'espace confiné
d'un wagon, son discours serait encore plus audible et dérangeant.
Il reste sur le quai tandis que tous ses auditeurs involontaires
entrent dans la voiture. Et comme les portes se referment, on entend
un soupir collectif. Je ne sais pas si nous avons peur de sa
différence, de sa colère, de son esprit de vengeance, mais
visiblement quelque chose nous titille le groupe. Même si nous
sommes tous étrangers les uns pour les autres.
Au fond, ce n'est qu'un
marginal de plus qui se tient sur le même quai, de la même gare,
que tous les autres que je vois, qui m'effraient un peu par leur
différence, leurs discours paradoxaux, agressifs ou même haineux. À
cet endroit précis de la jungle urbaine, ils revendiquent leur droit
de cité. Ils me mettent souvent sans dessus-dessous cependant ils
ont autant le droit d'y être que moi.
Que je me le tienne pour
dit...
Libellés : Vie en communauté