Sous slience
L'heure était entre
chien et loup, l'enchaînement des mois aussi. Il ne faisait pas tout
à fait sombre, mais plus totalement clair non plus. Je savais
d'avance que la nuit serait longue, parce que cela arrive
régulièrement dans le quartier, particulièrement dans les mois
d'été avec tous ces marginaux qui y habitent ou y vivent sans
nécessairement y avoir d'adresse domiciliaire.
Je marchais d'un pas
alerte, puisque j'étais presque arrivée à mon domicile et que
j'avais les pieds en compote. Je ne pensais à rien d'autre qu'au
moment presque béni où je pourrais me déchausser et enfin pourvoir
me dire que la journée était finie quand la démarche du jeune
personnage que je suivais sans le vouloir m'avais poussée à
ralentir. Il titubait en prenant maladroitement tout l'espace
disponible sur le trottoir. Comme, je ne le voyais que de dos, je
n'avais qu'une vague idée de son âge, mais il me semblait assez
jeune si je me fiais à sa vêture.
Au départ, j'avais pensé
qu'il revenait d'un 5 à 7 un peu trop arrosé et j'avais souri dans
ma barbe imaginaire, mais j'avais été assez rapidement détrompée
quand, même en essayant de ne pas le rattraper, les zigzags de son
parcours nous avaient forcément rapprochés et qu'il avait jeté un
coup d’œil par dessus son épaule. Alors j'avais vu.
J'avais vu qu'il était
très jeune, entre 16 et 20 ans je dirais. Avec le corps complètement
usé, déformé par toutes sortes d'abus que je ne pouvais pas
vraiment identifier et arborant ce regard complètement et
entièrement vide des gens qui prennent des substances qui assomment
leurs adeptes. Et si comme si son tangage n'était pas suffisant, il
avait un téléphone intelligent dans les mains et semblait chercher
quelque chose sur l'écran. Franchement, vu son état et la qualité
de la lumière, je me demandais bien comment il faisait pour
comprendre quelque chose à ce qui se passait sur son écran.
Je l'avais dépassé au
prochain coin de rue, croisant au passage une voiture de sport rouge
qui avait ralenti à sa hauteur. Du coin de l'oeil j'avais vu qu'ils
s'étaient mis à parler dans la position cliché du prostitué et du
client potentiel, accoudés tous deux sur le bord de la fenêtre du
conducteur, mais j'avais soupçonné que l'échange n'avait pas été
concluant pour les deux parties puisque la voiture rouge avait
décollé dans un crissement de pneus tandis que le jeune homme
hurlait : « anyway t'es juste un vieux dégueulasse ».
J'avais alors été saisie, parce que l'homme au volant de la voiture
avait au moins un dizaine d'années de moins que moi et que pour la
première fois de ma vie je constatais que je faisais désormais
partie de la génération des vieux dégueux, que je le veuille ou
non.
Le lendemain matin,
j'avais croisé un autre homme aux yeux vides qui tenait la porte
extérieure d'une station de métro pour les quidams qui y entraient
ou en sortaient. Cet homme fait partie de mes visages familiers, que
ce soit à cet endroit précis où à d'autres, dépendamment des
saisons. Il est souvent dans un état tellement comateux que des
passants appellent la police, inquiets pour lui. Moi, je ne le fais
plus parce que ça se répète tout le temps. Je me contente de le
saluer à toutes les fois où il est assez allumer pour me répondre
« merci madame » et je sais pertinemment que d'une fois à
l'autre il ne me reconnaît pas.
De l'un à l'autre,
j'avais le cœur en charpie devant tant de détresse humaine, pour
laquelle je ne peux rien faire d'autre que de l'observer et de la
raconter afin que ces existences ne soient pas complètement passées
sous silence.
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