jeudi, août 03, 2017

Sous slience

L'heure était entre chien et loup, l'enchaînement des mois aussi. Il ne faisait pas tout à fait sombre, mais plus totalement clair non plus. Je savais d'avance que la nuit serait longue, parce que cela arrive régulièrement dans le quartier, particulièrement dans les mois d'été avec tous ces marginaux qui y habitent ou y vivent sans nécessairement y avoir d'adresse domiciliaire.

Je marchais d'un pas alerte, puisque j'étais presque arrivée à mon domicile et que j'avais les pieds en compote. Je ne pensais à rien d'autre qu'au moment presque béni où je pourrais me déchausser et enfin pourvoir me dire que la journée était finie quand la démarche du jeune personnage que je suivais sans le vouloir m'avais poussée à ralentir. Il titubait en prenant maladroitement tout l'espace disponible sur le trottoir. Comme, je ne le voyais que de dos, je n'avais qu'une vague idée de son âge, mais il me semblait assez jeune si je me fiais à sa vêture.

Au départ, j'avais pensé qu'il revenait d'un 5 à 7 un peu trop arrosé et j'avais souri dans ma barbe imaginaire, mais j'avais été assez rapidement détrompée quand, même en essayant de ne pas le rattraper, les zigzags de son parcours nous avaient forcément rapprochés et qu'il avait jeté un coup d’œil par dessus son épaule. Alors j'avais vu.

J'avais vu qu'il était très jeune, entre 16 et 20 ans je dirais. Avec le corps complètement usé, déformé par toutes sortes d'abus que je ne pouvais pas vraiment identifier et arborant ce regard complètement et entièrement vide des gens qui prennent des substances qui assomment leurs adeptes. Et si comme si son tangage n'était pas suffisant, il avait un téléphone intelligent dans les mains et semblait chercher quelque chose sur l'écran. Franchement, vu son état et la qualité de la lumière, je me demandais bien comment il faisait pour comprendre quelque chose à ce qui se passait sur son écran.

Je l'avais dépassé au prochain coin de rue, croisant au passage une voiture de sport rouge qui avait ralenti à sa hauteur. Du coin de l'oeil j'avais vu qu'ils s'étaient mis à parler dans la position cliché du prostitué et du client potentiel, accoudés tous deux sur le bord de la fenêtre du conducteur, mais j'avais soupçonné que l'échange n'avait pas été concluant pour les deux parties puisque la voiture rouge avait décollé dans un crissement de pneus tandis que le jeune homme hurlait : « anyway t'es juste un vieux dégueulasse ». J'avais alors été saisie, parce que l'homme au volant de la voiture avait au moins un dizaine d'années de moins que moi et que pour la première fois de ma vie je constatais que je faisais désormais partie de la génération des vieux dégueux, que je le veuille ou non.

Le lendemain matin, j'avais croisé un autre homme aux yeux vides qui tenait la porte extérieure d'une station de métro pour les quidams qui y entraient ou en sortaient. Cet homme fait partie de mes visages familiers, que ce soit à cet endroit précis où à d'autres, dépendamment des saisons. Il est souvent dans un état tellement comateux que des passants appellent la police, inquiets pour lui. Moi, je ne le fais plus parce que ça se répète tout le temps. Je me contente de le saluer à toutes les fois où il est assez allumer pour me répondre « merci madame » et je sais pertinemment que d'une fois à l'autre il ne me reconnaît pas.

De l'un à l'autre, j'avais le cœur en charpie devant tant de détresse humaine, pour laquelle je ne peux rien faire d'autre que de l'observer et de la raconter afin que ces existences ne soient pas complètement passées sous silence.

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