Ville-Marie Janis
Les premières fois lors
desquelles je l'avais entendue parler, je croyais que c'était un
homme. À cause du timbre de sa voix, mais du rocailleux abrupte
aussi que celle-ci portait. Et il y avait une puissance dans la
portée qui ne me laissait que peu de doutes. En réalité, sa voix
ressemble énormément à celle de Janis Joplin à la différence
près qu'elle chante incroyablement faux.
Je crois que j'ai mis
quelque chose comme trois ans avant d'associer le bon visage à cette
voix. Je l'entendais souvent la nuit surtout ou au petit matin. Je
savais que c'était un personnage nocturne, de ceux qui font les
histoires parce qu'elle portait une partie de la misère de Montréal
dans ses récits. Je la savais prostituée, mais il était fort
probable dans l'environnement que ce soit un prostitué. Ils
existent, et sont d'ailleurs passablement nombreux dans les environs.
Je n'avais fait le bon
lien qu'un soir où je revenais d'un souper chez une amie et que
j'avais pris le raccourci par le parc devant la maison. Elle y était,
dans un état lamentable. Minuscule en hauteur comme largeur, mais
elle prenait toute la place. Elle était arrogante, batailleuse,
vindicative et vulgaire. Tout en un. Elle m'avait alors haranguée
sur je ne me rappelle plus quel sujet, ce qui n'avait, au fond,
aucune espèce d'importance, puisque puisque je l'avais dérangée en
traversant son territoire et que le reste ne comptait pas tellement.
Cette fois-là, j'avais
eu peur. Peur de cette colère immense, de la violence qui l'habite,
de ce qu'elle aurait pu me faire ou des chiens (humains) qu'elle
aurait pu lancer sur moi, simplement parce qu'elle ressentait le
besoin d'affirmer que la seule femelle alpha du secteur c'était
elle.
Elle ne fait pas bon
voisinage avec les commerces du quartier. Elle vole souvent, dans les
épiceries où les dépanneurs. Et lorsqu'elle est confrontée à ses
propres actes, elle se met dans des colères noires et traite tout le
monde de fou, particulièrement lorsque ses interlocuteurs sont de
vieilles personnes qui n'ont pas grand chose à lui opposer. Les
policiers la connaissent. Ils l'embarquent et la débarquent
régulièrement. Il arrive parfois qu'elle s'absente pendant
plusieurs mois. Mais elle revient toujours camper dans la cours du
HLM voisin, hiver comme été avec ses jeans d'enfants et sa vieille
casquette des Expos trois fois trop grosse pour sa tête. Jusqu'à la
prochaine fois où elle sera prise pour on ne veut même imaginer
quel délit.
Elle fait partie de ces
êtres, prématurément vieillis qui ont tout contre eux. La vie ne
lui aura pas été simple. Un voisin m'a d'ailleurs récemment
raconté qu'elle ne mangeait jamais rien d'autre que du pain blanc,
pas souvent beurré, parce qu'elle prétendrait que la bière
sustente davantage que n'importe quelle nourriture.
Ça en dit long sur la
misère du monde, je trouve. Et surtout qu'il n'est nul besoin de
laisser le regard porter dans des pays lointains pour la rencontrer.
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