dimanche, février 18, 2018

Le grand tricoteur

La salle était vaste et pleine à craquer. Construite il y a quelques dizaines d'années, elle donnait l'impression aux spectateurs juchés dans les balcons qu'ils tomberaient en se penchant un peu trop vers l'avant tandis que le moindre mouvement du bras les faisaient s'accrocher les un les autres. Sur la scène, deux guitares un tabouret, des lumières rappelant les vitraux des églises et un homme, seul.

Sous mon regard ébahi, il malaxait les mots, les pétrissant à son rythme et selon les besoins du conte. Il les étirait, les regardait sous toutes les coutures, les transformait à coups de calembours d'images de malentendus et de bien entendu. J'avais devant moi un tricoteur d'une espèce rare dont les aiguilles filaient à une vitesse vertigineuse.

Après avoir annoncé les couleurs et la teneur des propos qu'il tiendrait, il s'était mis à digresser, laissant l'impression d'avoir laisser échapper tout un rang des mailles qui tenaient sur ses aiguilles pour partir dans des directions qui n'avaient rien à voir avec l'ouvrage entamé. De temps à autres, il reprenait une maille du premier récit, comme par accident et regardait d'un air distrait la direction que prenait son ouvrage. Si, sans aucun hasard, des rires venaient égayer l'histoire, il s'en amusait à gorge déployée comme un gamin qui rit avant d'avoir atteint la finale de sa première blague.

Il prenait parfois des pauses en chansons. Pour nous permettre, je crois, de rentrer un peu plus dans l'intimité des créatures fantasques si ce n'est fantastiques qui gravitaient tout autour de lui. Une porte latérale donnant accès à la sensibilité que les amoncellements de mots d'esprit auraient pu faire oublier au public captif.

Et puis il revenait dans les graves, remettant l'ouvrage en première place, en lui décernant un regard un peu surpris comme s'il n'était plus tout à fait certain de ce qu'il était en train de fabriquer. Et les digressions qui suivaient s'additionnaient d'impossibilités soudainement presque rendues crédibles par la force des personnages qui s'élevaient dans le ciel noir de la salle. Secouant son travail à coup de nouvelles personnes plus géantes que les précédentes

Et puis, quand il fut presque devenu impossible de comprendre de quelle manières toutes ces choses pourraient faire un récit, sauf peut-être le village, il s'était levé avait secoué le tricot qui s'était accumulé à ses pieds et l'avait tranquillement déroulé pour faire voir le portrait d'ensemble. Il m'était alors apparu évident qu'aucune maille n'était tombée par erreur ni aucune rattrapée à contre-cœur. Je pouvais voir une magnifique tapisserie travaillée avec patience, minutie et amour.

L'amour d'un village, des gens qui y vivent, y ont vécu et y vivront, mais surtout un amour de la langue qu'il torture et manie avec une fausse désinvolture qui suggère en fait une attention à chaque syllabe, sinon à chaque mot utilisé.

J'en suis sortie les yeux brillants le cœur léger, bien heureuse d'avoir aussi ce médium pour trouver en moi ou autour de moi de belles histoire à raconter.

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