Le grand tricoteur
La salle était vaste et
pleine à craquer. Construite il y a quelques dizaines d'années,
elle donnait l'impression aux spectateurs juchés dans les balcons
qu'ils tomberaient en se penchant un peu trop vers l'avant tandis que
le moindre mouvement du bras les faisaient s'accrocher les un les
autres. Sur la scène, deux guitares un tabouret, des lumières
rappelant les vitraux des églises et un homme, seul.
Sous mon regard ébahi,
il malaxait les mots, les pétrissant à son rythme et selon les
besoins du conte. Il les étirait, les regardait sous toutes les
coutures, les transformait à coups de calembours d'images de
malentendus et de bien entendu. J'avais devant moi un tricoteur d'une
espèce rare dont les aiguilles filaient à une vitesse vertigineuse.
Après avoir annoncé les
couleurs et la teneur des propos qu'il tiendrait, il s'était mis à
digresser, laissant l'impression d'avoir laisser échapper tout un
rang des mailles qui tenaient sur ses aiguilles pour partir dans des
directions qui n'avaient rien à voir avec l'ouvrage entamé. De
temps à autres, il reprenait une maille du premier récit, comme par
accident et regardait d'un air distrait la direction que prenait son
ouvrage. Si, sans aucun hasard, des rires venaient égayer
l'histoire, il s'en amusait à gorge déployée comme un gamin qui
rit avant d'avoir atteint la finale de sa première blague.
Il prenait parfois des
pauses en chansons. Pour nous permettre, je crois, de rentrer un peu
plus dans l'intimité des créatures fantasques si ce n'est
fantastiques qui gravitaient tout autour de lui. Une porte latérale
donnant accès à la sensibilité que les amoncellements de mots
d'esprit auraient pu faire oublier au public captif.
Et puis il revenait dans
les graves, remettant l'ouvrage en première place, en lui décernant
un regard un peu surpris comme s'il n'était plus tout à fait
certain de ce qu'il était en train de fabriquer. Et les digressions
qui suivaient s'additionnaient d'impossibilités soudainement presque
rendues crédibles par la force des personnages qui s'élevaient dans
le ciel noir de la salle. Secouant son travail à coup de nouvelles
personnes plus géantes que les précédentes
Et puis, quand il fut
presque devenu impossible de comprendre de quelle manières toutes
ces choses pourraient faire un récit, sauf peut-être le village, il
s'était levé avait secoué le tricot qui s'était accumulé à ses
pieds et l'avait tranquillement déroulé pour faire voir le portrait
d'ensemble. Il m'était alors apparu évident qu'aucune maille
n'était tombée par erreur ni aucune rattrapée à contre-cœur. Je
pouvais voir une magnifique tapisserie travaillée avec patience,
minutie et amour.
L'amour d'un village, des
gens qui y vivent, y ont vécu et y vivront, mais surtout un amour de
la langue qu'il torture et manie avec une fausse désinvolture qui
suggère en fait une attention à chaque syllabe, sinon à chaque mot
utilisé.
J'en suis sortie les yeux
brillants le cœur léger, bien heureuse d'avoir aussi ce médium
pour trouver en moi ou autour de moi de belles histoire à raconter.
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