Famille buissonnière
J'attendais l'autobus
depuis quelque chose comme une minute quand un petit bout de femme
(déjà que je ne suis vraiment pas grande, lorsque je dépasse mon
interlocutrice de presque une tête, on parle d'un petit bout de
femme) m'avait abordée : « L'autobus? Il passe dans cinq
minutes ou moins? » J'avais regardé ma montre avant de lui
affirmer que l'autobus devait arriver d'ici cinq minutes
effectivement. La dame avait poussé un long soupir avant de me dire
qu'elle s'était pointée à l'arrêt à 8h30 avant de s'apercevoir
qu'elle en venait de manquer le passage du précédent. Puis, elle
avait ajouté avec un sourire en coin : « mais je me suis
sauvée sans regarder l'horaire... »
Parce qu'elle était
souriante, pétillante et fort sympathique avec son accent chantant
j'avais demandé pourquoi. Elle avait répondu à peu près ceci:
« Tu vois, ma petite fille, je suis italienne et j'ai 64 ans.
J'ai trois fils, dont un qui vit au-dessus de chez-moi. Je crois que
je les ai trop gâtés eux et mon mari parce que tous s'attendent
tout le temps à ce que je m'occupe de tout dans la maison. Mais je
travaille moi, à temps plein toute la semaine. Ça ne change rien,
ils débarquent tous la fin-de-semaine, avec leurs femmes et les
enfants et il faut que je fasse un gros souper pour tout le monde. Et
quand je demande de l'aide, ils me câlinent et me disent tous que
personne le fait bien comme moi. Mais, je suis fatiguée et j'ai
décidé d'avoir un jour de congé ».
J'étais amusée. Je ne
doutais pas un instant qu'elle disait vrai ni qu'elle soit fatiguée,
même si en toute honnêteté elle semblait avoir de l'énergie à
revendre. En contre-partie, je pouvais tout à fait comprendre
qu'elle en avait plus qu'assez de servir tout son monde tout le
temps. Je lui avais alors demandé qu'est-ce qu'elle comptait faire
de son congé.
« Oh, je vais faire
les courses, c'est bien entendu, parce que demain on est dimanche et
que le dimanche c'est sacré et on aura un souper de famille. Après
mes courses, je vais aller chez ma sœur, elle ses brus son
Québécoises, alors elle a de l'aide quand elle reçoit, ce qui
n'est pas mon cas. Alors, quand je suis fatiguée, elle m'aide à son
tour et me permet de cacher mon épicerie chez-elle sans avoir à
rentrer chez-moi. Ensuite, je vais aller au cinéma puis je vais
aller souper avec des copines du travail ».
Elle me racontait tout
cela l'air coquin. J'avais l'impression d'écouter une adolescente
qui tentait de s'affranchir des décrets parentaux. C'était
peut-être un peu vrai du reste, elle semblait réellement en
réaction à sa famille et son milieu. J'avais le sentiment que
quoiqu'elle dise, elle ne se sentait pas écoutée et encore moins
comprise. Juste avant que l'autobus n'arrive elle m'avait avoué :
« Et puis, je suis fâchée contre mon mari, il a dit à mon
fils que nous pourrions gardé sa fille après-midi, mais ça, ça
veut dire que c'est moi qui la garde parce que mon mari, lui, ne
change pas ça une couche. J'ai bien hâte de voir comment il se sera
débrouillé après ma fuite. Mais en attendant je vais profiter de
ma journée ».
Je l'avais aidée à
grimper dans l'autobus en souriant et en lui souhaitant la meilleur
journée de famille buissonnière possible. Elle m'avais renvoyé un
sourire absolument ravie, heureuse, je crois, de s'être sentie
entendue...
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