Un bien drôle de vieux monsieur
Je suis bien chanceuse,
j'ai une amie qui s'achète plein de billets de spectacles et le
deuxième me tombe régulièrement entre les mains, pour mon plus
grand plaisir. Ainsi, nous avons découvert, ensemble, que si nous
aimons la danse, on se garde une petite gène pour les danses
expérimentales qui nous laissent plus perplexes qu'autre chose. Ou
encore que nous sommes bien heureuses d'avoir enfin découvert ce
qu'était la musique klezmer.
Pour une raison qui
m'échappe, nous avons souvent eu des billets à côtés du même
couple de vieux Juifs. Je sais qu'ils sont juifs parce que c'est la
dame du couple qui me l'a appris, il y a quelques années alors que
je l'aidais à s'installer à peu près convenablement sur une chaise
beaucoup trop droite et trop peu confortable pour son vieux corps.
Son mari, ne m'a jamais adressé la parole et j'ai fini par
comprendre que c'est parce qu'il ne parle aucunement le français et
que son anglais est tellement teinté d'accent slave que c'est
difficile de le comprendre pour quelqu'un qui, comme moi, ne maîtrise
pas totalement la langue de Shakespeare.
Quand je suis assise à
côté de la dame, ça ne me fait plaisir, elle est agréable et fort
cultivée. Elle aime les jeunes (clairement pour elle, je ne suis
qu'une petite poulette à peine sortie de l'enfance), mais lorsque je
suis à côté de son mari, je me sens un peu moins confortable.
D'abord, il est à peu près sourd comme un pot. Alors il ne parle
pas, il hurle. Ce qui n'a rien d'agréable. Ensuite, il semble
continuellement en colère. Je crois qu'il sort encore parce qu'il se
dit que c'est ce qu'il doit faire ou pour faire plaisir à son
épouse, mais en tout cas, clairement pas parce qu'il en a envie.
La plupart du temps, il
donne des coups de pieds sur mon banc ou celui d'en face et c'est
toujours moi qui ai droit aux regards assassins des personnes qu'il
bouscule. Ensuite, il marmonne dans sa barbe imaginaire des mots que
je ne peux pas comprendre puisqu'ils sont soit en yiddish ou en
polonais. Il me donne l'impression. Sa femme ne s'occupe que peu ou
pas de ses récriminations, faisant allègrement causette avec le
voisinage, distribuant les sourires et les anecdotes de leurs longues
vies à tous les deux. Selon ce que je peux en déduire, ils ont bien
plus de quatre-vingts ans tous les deux.
Cependant, ce qui
m'exaspère le plus, lorsque je voisine ce monsieur, c'est qu'il
mange des caramels mous et des chocolats tout le long du spectacle et
qu'il s'essuie les doigts sur mon
manteau parce qu'il n'a pas de mouchoir sur lui (sauf celui en tissus
carrelé dans lequel il se mouche bruyamment périodiquement). Et
qu'il fiche tous les emballages de ses bonbons dans mes poches ou mon
sac-à-main. Comme s'il voulait être bien certain que je me rappelle
de lui.
C'est
une drôle de petite peste de nos jours, à l'image de celui qu'il
était, peut-être, enfant. Je n'ai aucune idée de son identité,
mais je ne serai pas du tout surprise d'apprendre qu'il a un jour été
un de ces Juifs de Montréal qui ont façonné la ville, mais dont la
plupart de ses concitoyens ont oublié le nom.
En
tout cas, puisque je le décris aujourd'hui, je ne l'oublierai pas,
malgré le fait que j'ignore tout de son nom.
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