Un spectre de couleurs
J’avais dix-sept ans et j’étais éperdument amoureuse d’un homme de quatre ans mon aîné. À cette époque d’une vie, cet écart d’âge fait toute la différence du monde. Ma tête foisonnait de théories de toutes sortes. Je courais à perdre haleine derrière des idéaux qui n’étaient pas toujours réalisables. Et j’écrivais. J’écrivais des lettres irisées d’arcs-en-ciel pour toutes les occasions. À l’époque, les ordinateurs ne faisaient pas encore partie du quotidien. Ils me semblaient froids et impersonnels. Je ne voyais pas comment quelqu’un pouvait prendre la peine de taper une missive plutôt que de tracer lentement les lettres, la tête penchée sur le papier comme pour prendre davantage la mesure de nos propres mots.
Je possédais un étui à crayons débordant, à un point tel que j’arrivais avec peine à le fermer à la fin de chacun de mes cours. Cette foutue manie de le remplir jusqu’à en faire éclater les couture a perduré jusqu’à la toute fin de mes études puisque j’avais développé un système de coloration et d’alinéa dans ma prise de note, ce qui optimisais mon étude. Mais surtout, j’avais besoin de mon éventail complet afin de pouvoir écrire les mille et uns messages qui me traversaient l’esprit en cours de journée.
Il me fallait du rouge (en plusieurs tons) pour exprimer correctement toutes mes peines. Ces billets s’appelaient tous Rouge sang sur papier blanc. Ils narraient mes déchirures, sur tous les fronts. Toute ma victimisation y passait. Et je m’y vautrais avec volupté. Je faisais saigner le papier de mes récriminations, me délectant des phrases bien dramatiques et bien tournées que je pouvais faire jaillir au détour d’une émotion. Je me sentais tellement incomprise, tellement seule à ressentir quoique ce soit. Comme la vie m’était tragique! Alors j’écrivais des kilomètres en saignées.
Lorsque venait le temps de laisser Érato me dicter l’inspiration, je choisissais différentes teintes de bleu selon que la poésie que je tentais d’atteindre était drôle ou dramatique. Plus le thème était léger, plus la couleur était claire et inversement. Et tous les mots d’amour dont j’ai inondé mes boites à souvenirs étaient écrit en vert. En feutre vert. Ces écrits s’intitulaient Lettre écrite à l’encre verte (pas très original, je sais). J’en ai écrit des tonnes. J’ai même osé donner à leur destinataire quelques unes d’entre elles. Ces missives toutes en émotions en ont fait sourire plus d’un. Aujourd’hui, lorsque par hasard je tombe sur une de ces lettres ayant survécu à mes trop nombreux déménagements le feutre se détache furieusement des feuillets jaunis, comme un esprit taquin qui viendrait me rappeler le spectre de mes amours avortés.
Désormais, je ne calligraphie plus souvent mes écrits, ayant développé une vitesse de croisière à l’ordinateur que je trouve beaucoup plus avantageuse. Alors tous mes textes déclinent mes émotions en noir et blanc. Pourtant, quelque part au fond de moi, il reste des éclat de cette jeune demoiselle qui croyait fermement que la couleur des mots jouait, un peu, en leur faveur.
Libellés : Coitus impromptus