Un tapis de soleils
Tu me disais : « t’es conne Mathilde » toutes les fois où tu avais un public pour t’entendre. Moi, j’avais le cœur en compote, tout ramolli de ta seule présence dans ma vie et je n’avais pas encore l’expérience ni la force pour ne pas me laisser prendre dans les filets de tes petites mesquineries. Je croyais que tout ce que tu disais était la vérité la plus pure. Jamais je n’aurais pensé douter de tes paroles. Tu étais la source de mes rêves, à l’aune desquels plutôt que ne me nourrir, je périssais. J’ai tellement voulu que tu m’aimes et je ne pouvais pas mettre une saine distance entre nous. Nos cercles étaient beaucoup trop concentriques pour que je puisse penser m’échapper. Tu étais si beau. Tu étais si intelligent. Et moi, j’étais désespéramment amoureuse de toi.
Ne me dis pas que tu ne le savais pas. Tu as pris mes lèvres des tiennes sitôt que tu en as eu l’occasion. Tu savais que j’étais-là et que je serais présente tant que l’enchantement opérerait sur moi. Et tu as tout fait pour le préserver. Quand tu m’as laissée tremblante dans l’herbe de l’été, après cet assaut que j’avais tellement désiré, tu savais que je te serais fidèle jusqu’au bout. Tu savais que je ne retrouverais jamais la liberté d’aimer quelqu’un d’autre sans ton autorisation. Que tu ne m’auras jamais accordée. Tu me disais que je n’étais pas belle, même pas jolie. Je pensais que c’était vrai. Et dans le fond de mon cœur, j’espérais qu’un jour tu changerais d’avis. Tu me racontais que tu ne m’aimais pas. Que tu ne m’aimerais jamais. Et je voulais tellement que tu me mentes. Je voulais tellement qu’un jour tu me dises que j’étais celle qui faisait battre ton cœur.
Je ne sais pas comment j’ai brisé ce sort qui m’enchaînait à toi. J’en suis encore surprise, toutes ces années plus tard. Il m’aura fallut te voir agir avec les femmes qui se seront additionnées dans ta vie pour comprendre que tu ne t’aimais pas. Il m’aura fallut tout ce temps pour savoir qu’on ne pouvait pas aimer autrui si on ne s’aimait pas préalablement. Et c’est sous cette lumière que je me suis dit que tout n’était pas perdu pour moi. Puisque je devais m’aimer un peu malgré tout si j’avais pu t’aimer au point de te laisser boire presque toute ma sève. Au début j’aurais voulu te parler, t’enguirlander de tout ce mal que tu m’avais fait. Puis je me suis rendue à l’évidence que cela n’aurait servit à rien : je n’avais pas tellement soif de victoire, je n’avais pas tant besoin que tu comprennes. Ma propre compréhension me suffisait amplement.
Mais avant d’atteindre un tel degré de sagesse, je me suis massacrée de l’intérieur. Je me suis avilie jusqu’au point où je ne me reconnaissais plus. J’ai tout essayé pour échapper à ce contrôle invisible. J’ai voulu le silence, la distance. J’ai cessé d’écrire pour ne plus penser à toi et au poids que je sentais peser sur mes épaules. J’ai tenté de devenir celle que je croyais que tu pourrais aimer. Pendant toutes les années qui nous ont séparés, je n’ai eu de cesse que d’avoir ton approbation, au final. C’est seulement quand je me suis retrouvée presque à la rue, à des kilomètres de moi-même que je me suis dit « ça suffit ». J’ai cessé de t’attendre et de t’espérer. J’ai cessé de croire qu’un jour il pourrait y avoir une relation entre nous. Cesser de croire que tu pourrais me dire « je t’aime » sans me voler mon essence.
Et je t’ai vu, traverser la rue, hagard. Toujours aussi beau. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas eu envie de courir derrière toi pour savoir ce qui n’allait pas. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas essayé de te protéger de toi. Et je ne m’en suis pas sentie coupable.
Dehors, ça sentait la pluie et les pissenlits du voisin me faisaient un tapis de soleils.