-Marc, c'est qui ta
famille? Tu n'en parles jamais. Des fois, j'ai l'impression que tu
connais tout de moi tandis que tu ne me dis rien de toi... Ce n'est
pas juste.
-Je n'aime pas parler
de ça.
-Je m'en doute,
vois-tu. Ça fait sept ans que je te vois toutes les semaines, mais
pas une fois je ne t'ai entendu parler de ta famille. T'en as une
pourtant?
Évidemment, que j'avais
une famille. J'ai grandi quelque part. Mais pas à un endroit dont on
a envie de parler à une jeune femme qui s'épanouit devant nos yeux
et qui a l'heur de nous surprendre à tous les détours du destin.
Pas à un endroit dont on
a envie de parler point à la ligne, en fait.
Comment expliquer
l'odieux sans se donner à soi-même l'impression de vouloir faire
pitié?
Pas tant que je faisais
semblant que ça n'avait jamais existé. Non. C'était une partie de
ma vie dont je me remémorais, me semblait-il, chaque minute, mais
dont je ne parlais qu'aux spécialistes.
J'avais treize ans quand,
j'avais décidé de séché les cours et au lieu de me rendre chez ma
mère, où j'étais plus que certain de me faire sermonner pour mon
manque d'assiduité à l'école, j'avais pris le parti d'aller chez
mon père qui était officiellement en déplacement à l'extérieur
de la ville. Mais quand j'étais entré, j'avais constaté deux
choses : premièrement qu'il était à chez-lui et deuxièmement
qu'il recevait des gens, hommes ou femmes, en échange d'argent, les
semaines où on n'était pas-là, ma sœur et moi.
Ça m'avait sonné,
totalement et inconditionnellement. Ça m'avait foutu dans une colère
noire. Dont la première proie a été ma mère. Parce qu'elle
n'avait pas su me protéger de cet homme-là, parce qu'elle n'avait
pas compris qui il était avant de lui faire des bébés. Je l'avais
hais de toutes les forces de mon cœur adolescent. Et j'avais fini
encore plus loin que mon géniteur. Me prostituant, à la fin
n'importe où.
De quelle manière j'en
suis sorti? Je l'ignore encore. Des hasards, je crois. De bonnes
personnes sur mon chemin aussi, certainement. D'une vielle bonne
femme, un peu étrange, qui avait décidé de me donner une chance en
me louant le 4 pièces au dessus de chez-elle, en prenant sans doute
le risque de sa vie. Surtout qu'elle avait toujours laissé sa petite
fille venir mettre du soleil dans mon existence, malgré ce que la
mamie savait de moi.
Dix ans plus tard, on
pouvait affirmer que j'avais bien tourné. Même si j'étais un gros
ours un peu trop solitaire. Avec un tout petit réseau d'amis à qui
j'évitais de parler de ma vie d'avant. Un réseau de gens aussi
associables que moi qui ne connaissaient rien des abus, quels qu'ils
soient.
Et une petite Alex, qui
n'était plus si petite que cela, me posant des questions directes
auxquelles je ne savais quoi répondre.
J'avais donc inspiré
tout l'air disponible avant de lui rétorquer :
-J'en ai une famille
Alex, une mère et une sœur qui a le même âge que toi et qui
m'aiment probablement. Mais ça fais presque quinze ans que je ne
les ai pas vues. Et mon père est une personne à laquelle je ne
préfère pas penser.
Et elle m'avait répondu :
-Tout ça, je le
sais. Pourquoi, pour une fois, tu ne me donnerais pas une
information qui me surprendrait... un peu?
J'étais resté estomaqué
à la regarder sortir de l'appartement, très contente d'elle-même.
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